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24/05/2016

24 mai 1916

J’ai la satisfaction de pouvoir vous écrire enfin, j’ai du temps devant moi, du moins, je l’espère.
Dois-je vous dire mes péripéties de ces jours passés un peu mouvementée - ou dois-je plutôt me réserver ? Au fait, je vais vous narrer cela, car vous en serez plus fortifiées en l’idée de ma bonne étoile.
Lundi soir, je suis demandé pour aller reconnaître l’emplacement possible d’une position de mitrailleuse à la cote 310 ; je dois partir à 18 h. du soir pour reconnaître de nuit. Je me tiens prêt à 17 h. Changement d’ordre, je ne partirai qu’à une heure, mardi matin. Je me couche et dors très mal.
Réveil à minuit et en route ; le Capitaine vient avec moi ; marche pénible, car nous prenons à travers bois et longeons la foret de Hesse, la route étant fréquemment balayée.
Nous arrivons sur le plateau à 2 h. 30 ; un bout de boyau nous conduit à une amorce d’ouvrage commencé et abandonné. Je reçois force instructions, car la nuit suivante je devrai conduire ma section et diriger le travail.
Puis c’est, malgré le danger toujours possible, la ballade du touriste qui commence ; nous avons un spectacle vraiment sensationnel et émouvant : quelle désolation...
Pas un mètre carré qui n’ait été soulevé ; ici était une batterie de 75 (4 pièces) ; les abris tout proches, les réserves de munitions, tout a été anéanti ; aussi loin que le regard peut se porter, pas un être humain ; Montzéville, dans le bas à notre droite, est un village qui ne semble plus qu’une gigantesque poêle à marrons.
Certaines choses vous arrêtent et vous font songer un instant douloureusement : je viens de ramasser près d’une pièce de 75 affreusement démontée une feuille de papier sur laquelle sont les noms des derniers hommes qui devaient assurer la garde, la nuit du drame.
Où sont-ils à cette heure, ces pauvres bougres ? Enfin, passons, tant d’autres ont le même sort...
Je rentre seul et je m’empresse de prendre la route qui est beaucoup plus directe et où d’ailleurs je n’ai pas entendu un coup de canon (à part les nôtres qui ne se lassent guère).
Et maintenant je vais me reposer, ou du moins j’en ai la téméraire prétention car la chaleur m’empêche de dormir.
Je vous passe la journée quelconque et j’arrive à mon départ à 18 h. 30 pour le travail. Je rassemble mes hommes ; le Capitaine, les copains nous disent au revoir et en route pour la cote 310 ; Le Cor, un peu plus loin, attend mon passage pour me serrer la main.
Le défilé à travers bois commence, quelques obus nous accompagnent et jalonnent notre chemin ; ils se font plus denses.
Nous commençons de pleurer ; oh, soyez tranquilles, nous n’avions pas de chagrin, mais ces s....ds de Boches nous envoient des obus lacrymogènes. Le bombardement est sérieux, notre artillerie réplique et c’est un concert infernal où bientôt nous avons le dessus. C’est merveille de constater ce qu’on leur verse - c’est à croire que cela ne nous coûte rien -.

Mais voici l’arrivée des 210 ; nous sortons du bois et je n’ai que le temps de faire allonger mes hommes dans le fossé de la route. Nous devons rester ainsi pendant 1 h.1/2 à plat ventre ; j’en profite pour repasser le répertoire de “Miss Hélyett”. Mais si cela continue, je ne sais quand je pourrai arriver à mon travail et ce que j’en pourrai faire car nous devons quitter le plateau au petit jour, c’est-à-dire vers deux heures du matin.
Le tir se ralentit ; au pas de course, nous franchissons quelques 500 mètres ; j’hésite, puis je reconnais l’entrée de mon vague boyau ; avant que je ne l’ai indiqué, tout mon monde est déjà dedans. Heureusement, c’est bien lui ; je cherche l’emplacement repéré le matin ; mais je ne retrouve plus rien de ce que j’ai vu ; d’abord, j’avais marché à pied sec ; maintenant; j’ai de l’eau jusqu’à la cheville ; sans aucun doute, les obus de tout à l’heure ont chamboulé la position et en fouillant le sol ont fait jaillir des sources.
Je commence à m’inquiéter car tout est confondu... et moi-même ; enfin, j‘embusque tant bien que mal mes poilus et me voilà parti en découverte ; au bout de deux heures je suis obligé de m’avouer vaincu ; tout est transformé ; là où il y avait des trous, ce sont des masses de terre, de bois, de pierres ; là où s’élevaient des abris, des trous profonds...
Et pendant mon exploration, les marmites arrivent à courts intervalles, mais je connais le sifflement précurseur et cela suffit... avec la protection de la Providence qui m’a marqué pour plus tard, beaucoup plus tard, quand j’aurai vécu avec mes chères petites bonnes femmes des heures réparatrices.

Alors je reprends ma troupe et nous revoilà refaisant la route fatale. Et nous arrivons tous à 1 h 1/2 au bivouac où un jus réparateur nous est offert ; chacun s’en va se coucher satisfait de l’heureuse conclusion de notre randonnée sauf moi, car en somme, ma mission est ratée.
Cependant ce matin, le Capitaine était très heureux de constater notre retour sans accroc et m’a félicité pour cette “ballade”.
Voilà une histoire un peu longue, mais que voulez-vous, je ne puis vous redire chaque jour que je n’ai pas de lettre...

prochaine note : 27 mai 2016

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