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17/05/2015

17 mai 1915

Comme je vous l’avais annoncé, je suis au repos depuis hier matin à peu près à l’abri de tous les coups. Mais combien ce repos a été pénible à obtenir: il faut que vous sachiez ce qu’est une relève de première ligne, dans la nuit, sous le bombardement avec un “barda” de tous les diables :
La 3e Cie arrive samedi vers les 10 h du soir ayant attendu à la lisière de la forêt de Hesse la nuit totale.
Quand nous lui eûmes passé la consigne, nous partîmes en file indienne, porteurs de tout notre attirail et en nous défilant  à travers des
boyaux de 1m à 1 m 80 de profondeur sur 50 à 60 cm de large, sans bruit, car à cette heure, le silence profond de la nature n’est troublé que par les coups de canon des partis engagés. Aussi chaque adversaire écoute attentivement tout bruit et s’il surprend un indice capable de lui faire croire à un mouvement, une rafale d’artillerie nous tombe sur le dos et cela en plus du sac, c’est trop...
Ce voyage dans cet étroit couloir parmi les pierres éboulées est d’autant plus dur qu’il faut se courber pour passer dans les endroits inférieurs à la taille d’homme ; enfin, après quelques 800 m on en sort ; alors c’est la marche rapide à travers les prairies où l’on passe : petits ruisseaux, sauts de loups, barrières, terrains bossués et détrempés, tout cela sans pouvoir le prévenir à cause de l’obscurité.
Cela fatigue grandement ; j’ai du repêcher Kremer qui s’était laissé tomber sur les genoux dans un petit ruisseau tandis que Nexon (1) devant moi sortait un caporal embourbé...
Enfin nous voilà à la forêt : 10 minutes pour souffler. Nous sommes à l’abri des fusées lumineuses qui pourraient nous signaler à l’ennemi ; toujours le silence absolu (Oui, Mademoiselle l’écolière, et on n’a pas 10 pour cela, mais on évite les marmites). Sans doute, vous croyez le plus dur passé ; hélas non, cette forêt d’Argonne, quelle horreur... Imaginez une course dans la glaise liquide ; avec la lourdeur de notre chargement chaque pied enfonce et la boue monte jusqu’au-dessus des jambières avec un bruit de “foirade” et il faut faire effort pour arracher sa botte de cette étreinte gluante. Aussi que de fatigue au bout de très peu de temps...
Mais cela s’aggrave encore et le terrain devient impraticable : alors, on a fait abattre quantité de futaies et le chemin est garni de branches transversales pour donner quelque consistance au sol ; seulement, nous sommes dans la nuit et comme l’on pose le pied au hasard, moultes fois on appuie sur le bout d’une de ces branches et l’extrémité en arrive aussitôt dans le nez du voisin.., ce qui cause quelque gaîté car la victime pousse des exclamations aussi variées que pittoresques.
Tout de même, comme tout a une fin, nous sortons de la forêt, crottés, fourbus ; là, nouveau repos en plein air ; puis re-départ : alors, 6 km de route nous attendent.
Arrivés au cantonnement, trimballement de cette colonne à la recherche du coin de ferme qui sera son abri : quelques fausses manœuvres inhérentes à l’imprévoyance de notre fourrier qui est aussi maladroit que possible. Protestation des uns, résignation des autres ; enfin, c’est là, on jette son sac, on prend rapidement sa couverture, on se roule dedans, le bonnet sur les yeux qui font horriblement mal (2) et puis l’on se couche, très, très fatigué  : impossible de se dire un mot de plus, il est 4 h du matin.
Voilà le récit de notre rentrée...
A 7 h on est venu hurler “au jus”. Un 1/4 rapidement avalé, et je retombe sur ma paille ; pas pour longtemps, car le bruit est tel et la poussière si douteuse qu’il est préférable de filer au dehors. Je vais donc au bord de la petite rivière et me fais une toilette en règle ; puis je m’allonge sur l’herbe, je sens que je m’endormirai bien, mais je n’ai pas le temps ; il faut me mettre en quête de victuailles.
Enfin un repas substantiel remet les forces à peu près à leur place ; je voudrais ensuite vous écrire, mais c’est impossible... je vais dormir et je serai ensuite à vous plus lucide.

 

1) Nexon, bon camarade adopté au départ de Paris et qui fait partie de notre petit cénacle, remplaçant Brenot qu’on a renvoyé dans ses foyers (Père de cinq enfants).

2) J'attribue ce mal à la trop grande fixité soutenue les nuits de veille aux avant-postes où l'on peut voir quand même.

Prochaine note: 18 mai

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